Mémoire de Master 2 (introduction)
W.S Burroughs UNTITLED STENCILS, 1988
Bouleverser son état de conscience est l'un des désirs – besoins ? – fondamentaux de l'homme. Il s'agit une envie commune : vouloir parfois modifier, à un degré ou à un autre, son processus mental, sa façon de percevoir la réalité, la réalité quotidienne. Pourquoi l'homme ressent-il cette tendance à changer sa conscience, ou, selon le philosophe anglais Aldous Huxley, à transcender sa « self-conscious selfhood » ? Le Dr. Andrew Weil, chercheur américain, répond ainsi : « It is my belief that the desire to alter consciousness periodically is an innate, normal drive analogous to hunger or the sexual drive » (dans son étude, le mot « conscience » est employé dans le sens psychologique de « champs de conscience », soit la connaissance qu'a l'homme de sa propre activité psychique). Dans son ouvrage, The Natural Mind, il étaie sa thèse en soutenant que ce désir n'est pas un phénomène social ou culturel, mais une caractéristique biologique de l'espèce.
Quelle qu'en soit la raison première, l'usage de la drogue remonte très loin dans l'histoire de l'homme, probablement à ses origines. Les boissons fermentées, par exemple, sont parmi les plus anciennes et plus intéressantes trouvailles de l'homme primitif – pour se nourrir et se distraire. Aujourd'hui, l'alcool est largement consommé en Occident. Autre exemple, le cannabis, drogue psychodysleptique la plus importante de l'ancien monde, est utilisé depuis 2 500 ans. Si l'homme connaît depuis toujours ce que Weil nomme « the desire to get outside himself », c'est à dire la volonté de transcender et soulager les douleurs rencontrées au cours de son existence, il va de soi d'en trouver des traces au coeur de la littérature. Aussi, cet appétit de changer sa conscience étant présent à un degré plus ou moins élevé en chacun, il est souvent très développé chez des artistes, quel que soit leur medium : la peinture, le théâtre, la littérature.... Pour ne parler que des 150 dernières années, la liste des écrivains ayant eu recours aux drogues pourrait remplir des pages entières ; on y trouverait quelques uns des plus grands noms tels que Baudelaire, Poe, Verlaine, O'Neill, Fitzgerald, Joyce, etc. Sans en dresser ici la liste exhaustive, on y retrouverait en effet la majorité des lauréats américains du Prix Nobel de littérature. Ainsi qu'Yves Florenne le remarque dans une édition des Paradis Artificiels : « On voit que la bibliographie de la drogue, au milieu du dix-neuvième siècle, n'était déjà pas négligeable. »
Il y parle, bien entendu, de l'Hôtel Pimodan et de son célèbre
Club des Haschischins, au sein duquel se réunirent artistes, scientifiques et quelques grands noms du mouvements romantique, pour goûter aux
plaisirs du haschisch. Théophile Gautier, fondateur du Club, et Baudelaire y puisèrent quantité de matériaux pour nourrir leurs écrits. Un peu plus tard, Rimbaud, qui connaissait les
plaisirs et les drames des états alcooliques, agrémenta sa « théorie du voyant » d'une sorte d'ordonnance pour l'usage des drogues. En 1871, il écrit dans une lettre que «
le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné déreglement de tous les sens ».
L'usage de la drogue étant bien connu à notre époque, c'est plutôt l'étude des effets de la drogue sur la vie de l'écrivain et sur sa capacité à l'écrire qu'il est intéressant de mener. En outre, il est plus aisé de mesurer l'impact de la drogue sur la vie des auteurs : des existences jalonnées de
scandales et de tâtonnements, dont la presse, les correspondances et témoignages se sont largement fait l'écho. L'habitude, tout comme la redondance de prises de stupéfiants contaminent indubitablement une écriture – sa mise en oeuvre autant que sa réalisation –, dont elle ne peut se départir.
Quiconque aurait rencontré Burroughs à Tanger, alors qu'il atteignait les
profondeurs de sa dépendance à la morphine, en aurait décelé le joug incidieux. Comme il le montre dramatiquement, les narcotiques entraînent chez les habitués une dépendance totale. Evidemment, il est difficiles de cacher un tel état. Les conséquences sont à la fois physiques et cérébrales, sociales et familiales – en témoignent les vies tourmentées d'écrivains comme Fitzgerald, Dylan Thomas ou Kerouac.
L'
influence de la drogue dans l'écriture est incontournable ; elle présente deux aspects indissociables. Il y a d'abord l'influence apparente, explicite, aux sources de laquelle l'auteur va décrire ses expériences diverses. Parallèlement, une influence plus subtile concerne les effets psychopharmacologiques de la drogue, et ses impacts sur l'acte même d'écriture.
Un exemple classique de l'écriture sur la drogue est celui auquel Huxley fait référence, inspirée des Paradis Artificiels de Baudelaire. En effet, ce livre puise son inspiration dans le recours aux trois drogues : l'alcool, le haschisch et l'opium. « Profondes joies du vin, qui ne vous a connues ? », écrit Baudelaire avec ardeur ; plus loin, l'on trouve cette ode au haschisch :
(...) cet état charmant et singulier où toutes les forces s'équilibrent, où l'
imagination, quoique merveilleusement puissante, n'entraîne pas à sa suite le sens moral dans de périlleuses aventures, où une
sensibilité exquise n'est plus torturée par des nerfs malades, ces conseillers ordinaires du crime ou du désespoir,
cet état merveilleux (...)
La troisième partie du livre, la plus importante, est consacrée au « Mangeur d'opium » ; elle reprend en traduction et commentaires des séquences des Confessions of an English Opium-Eater de De Quincy, où l'auteur élabore son sujet en livrant ses expériences.
Autre récit de l'écriture sur la drogue, Fear and Loathing in Las Vegas, de Hunter Thomson. Ici, l'ambiance tranche avec celle de De Quincy. Thomson use de la satire, de l'exagération, et de l'absurdité pour parodier ce que l'on appelait le
dope decade aux Etats Unis, pendant les années soixante. Voici un passage typiquement sardonique où l'auteur décrit la quantité – précise et ridiculement exhaustive – des drogues nécessaires à son escapade vers Las Vegas :
We had two bags of grass, seventy-five pellets of mescaline, five sheets of high powered blotter acid, a salt shaker half full of cocaine, and a whole galaxy of multi-colored uppers, downers, screamers, laughers (...) and also a quart of tequila, a quart of rhum, a case of Budweiser, a pint of raw ether and two dozen amyls. 14Avec Michaux, nous avons un premier exemple de l'écriture droguée. Entre les années 1956-1960, il explore ses espaces intérieurs au cours d'expériences hallucinogènes, notamment sous mescaline. Michaux écrit sur la drogue, autant que sous son influence, moyen le plus direct pour en mesurer pleinement les effets. Son usage en est délibéré, parfois même dans un contexte de surveillance médicale. Ces expériences n'étaient certes pas rigoureusement scientifiques, néanmoins, elles se distinguent de celles des auteurs de la
Beat, qui usaient davantage des drogues en réponse aux pressions sociales et psychologiques – parfois simplement de façon ludique, ou encore pour maintenir leur attention lorque le sommeil leur faisait naturellement abandonner leur plume.
Avec
Connaissance par les Gouffres, Michaux est en avance sur nos auteurs. Il veilla toujours scrupuleusement à éviter toute accoutumance psychique ou physique, afin de conserver intacte sa lucidité. Rapporter avec la plus fine précision les couleurs, les rythmes, les formes et les sensations perçues dans ses états seconds, était sans doute la condition
sine qua non de la validité de son
expérience, de la pertinence de son témoignage.
L''influence de la drogue sur le contenu, sur le matériel de l'écrivain est souvent claire, explicite, intelligible. En revanche, cette autre influence plus ténue qu'elle exerce sur son style ou sa façon d'écrire est plus problématique, plus difficile à cerner. Cela demande une bonne compréhension des effets physiologiques et psychoactifs des différentes substances absorbées, connaissances seulement très récemment mises à jour par la recherche scientifique – du fait, sans doute, de leur popularité toujours croissante. Aujourd'hui, nous analysons mieux ces effets.
Nous savons, par exemple, que Kerouac était si impressionné par le rite de l'injection, qu'il l'a immortalisé dans un poème. Mais peut-on interpréter avec autant de précision l'influence des amphétamines dans
On the Road ? Cette drogue, à peine mentionnée dans le texte, circulait pourtant librement dans l'organisme de l'auteur tout au long de l'écriture du roman.
Quant à Burroughs, peut on attribuer son obsession de l'autorité et du pouvoir au fait qu'il passa tant d'années sous le joug du pouvoir absolu des opiacés ? Et même, ses innovations, les méthodes
cut up et
foldin, ne sont-elles pas un des effets les plus banals de ses états seconds ?
Nous examinerons donc trois catégories de drogues : les stimulants, les euphorisants, et les psychodysleptiques. Aussi, sans plonger dans la psychobiographie, nous analyserons les données psychiques de chacun de nos deux écrivains, ainsi que leurs penchants et expériences individuels. Nous pourrons dès lors évaluer le rôle tenu par la drogue dans leur existence, ainsi que les possibles influences sur la vie et l'écriture.
Nous avons pris en considération deux hommes qui se sont trouvés côte à côte durant quelques années de leur jeunesse, et qui ont vu s'établir autour d'eux tout un
mouvement social et littéraire. La drogue en fut le catalyseur, celui qui a fait naître le
beatnik, synthèse des personnalités de ses protagonistes.
Quelles furent ces conséquences sociales ? D'abord, un mouvement littéraire assez limité par le nombre de ses auteurs, mais qui eût une
influence tout à fait disproportionnée dans le domaine social. Dans le sillage du mouvement beat s'est soulevé un mouvement de
contre-culture, influençant la vie aux Etats-Unis et ailleurs sur bien des plans. Chez les
beatniks, on retrouve les valeurs à l'origine des mots clés des années soixante, comme le
drop out, le free sex, la religion orientale, l'opposition à la guerre, l'antimatérialisme, et le culte de la drogue.
Les conséquences de l'usage de drogues sur la vie et l'écriture de Kerouac et Burroughs ne sont pas des moindres. Nous verrons que la drogue constitue une partie essentielle de leur materiau littéraire. Puisque chacun fut très novateur, nous examinerons aussi leurs usages les plus courants afin d'en dégager l'impact sur leur dévelopement et leur
style. Nous verrons, par exemple, que l'écriture spontannée de Kerouac, le cut-up de Burroughs sont en lien étroit avec leurs habitudes. Nous essaierons d'établir, à partir de là, une grammaire de
l'écriture droguée.
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Enfin, nous tenterons de comprendre l'itinéraire de ces individus complexes, aux moeurs controversés, dont les scandales et mouvements qu'ils provoquèrent en leur temps initièrent un renouveau culturel, des écrivains qui, aujourd'hui, occupent une place de premier plan au coeur de la littérature américaine.